Église mariale – Église en dialogue

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« Eglise mariale – Eglise en dialogue »

En ce 8 décembre 2018, l’Eglise catholique célèbre la béatification de 19 martyrs en terre d’Algérie, martyrs de la foi, martyrs de l’amour. La fête de l’Immaculée Conception de la Vierge Marie marque aussi pour nous l’anniversaire de la clôture du Concile Vatican II en 1965, et de la publication de l’Exhortation du Pape Paul VI sur l’évangélisation dix ans après. C’est pour nous l’occasion de contempler la figure de Marie qui porte Dieu au monde en la personne de son tout petit, de la rapprocher de l’Eglise engagée en notre temps dans le dialogue avec tous les hommes pour leur porter la Bonne Nouvelle du Salut. On peut dire que les martyrs d’Algérie sont aussi des martyrs du dialogue.

 

Frère Christian
Prieur de Tibhirine

Dans son Testament, le frère Christian de Chergé, prieur de Tibhirine, reconnaît que toute sa vie est issue de « ce droit fil conducteur de l’Évangile appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église ». L’Eglise n’est pas une abstraction, elle est pour nous une famille appelée à rassembler tous les hommes en intégrant leurs différences. Il portera la question lancinante de la place des religions, notamment de l’Islam, car « l’Algérie et l’Islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme ».

Est-ce que Marie ne pourrait pas nous aider à comprendre ce mystère chrétien de la rencontre en nous faisant participer à son propre élan qui l’entraîne dès qu’elle a accueilli l’annonce de l’ange : c’est le mystère de la Visitation. (Retraite donnée aux petites sœurs de Jésus au Maroc en 1992).

« Elisabeth, dit Christian de Chergé, a libéré le Magnificat de Marie »… « Si nous sommes attentifs, et si nous nous nous situons à ce niveau-là, notre « rencontre » avec « l’autre » -le musulman- dans une attention et dans une volonté de le rejoindre…et aussi dans un besoin de ce qu’il est et de ce qu’il a à nous dire…vraisemblablement, il va nous dire quelque chose qui va rejoindre ce que nous portons (cette Bonne Nouvelle), montrant qu’il est de connivence et nous permettant d’élargir notre Eucharistie. Car, finalement, le Magnificat que nous pouvons chanter, qu’il nous est donné de chanter : c’est l’Eucharistie. La première Eucharistie de l’Eglise…c’est le Magnificat de Marie ».

Le dialogue interreligieux est une question mise au programme au Concile Vatican II, avec le pape Jean XXIII, puis le pape Paul VI dans sa lettre encyclique Ecclesiam suam (6 août 1964), où il donne « l’origine transcendante du dialogue », « Elle se trouve dans l’intention même de Dieu. La religion est de sa nature un rapport entre Dieu et l’homme. La prière exprime en dialogue ce rapport. La révélation, qui est la relation surnaturelle que Dieu lui-même a pris l’initiative d’instaurer avec l’humanité, peut être représentée comme un dialogue, dans lequel le Verbe de Dieu s’exprime par l’Incarnation, et ensuite par l’Evangile […] Le dialogue se fait plein et confiant ; l’enfant y est invité, le mystique s’y épuise. Il faut que nous ayons toujours présent cet ineffable et réel rapport de dialogue offert et établi avec nous par Dieu le Père, par la médiation du Christ dans l’Esprit Saint, pour comprendre quel rapport nous, c’est-à-dire l’Eglise, nous devons chercher à instaurer et à promouvoir avec l’humanité ». (ES n° 72).

Le discours du pape Jean-Paul II aux jeunes musulmans à Casablanca, (19 août 1985) peut être considéré comme le texte fondateur du dialogue interreligieux avec l’Islam. Charles de Foucauld est interpellé par l’Islam (Avant Vatican II) ; Christian de Chergé entre en dialogue avec l’Islam (Après Vatican II).

Ecoutons Jean-Paul II à Casablanca :

Dans un monde qui désire l’unité et la paix et qui connaît pourtant mille tensions et conflits, les croyants ne devraient-ils pas favoriser l’amitié et l’union entre les hommes et les peuples qui forment sur terre une seule communauté? Nous savons qu’ils ont une même origine et une même fin dernière: le Dieu qui les a faits et qui les attend, parce qu’il les rassemblera.

L’Eglise catholique pour sa part, il y a vingt ans, lors du Deuxième Concile du Vatican, s’est engagée dans la personne de ses Evêques, c’est-à-dire de ses chefs religieux, à rechercher la collaboration entre les croyants. Elle a publié un document sur le dialogue entre les religions (Nostra Aetate). Elle affirme que tous les hommes, spécialement les hommes de foi vivante, doivent se respecter, dépasser toute discrimination, vivre ensemble et servir la fraternité universelle (Cf. document cité, n. 5). L’Eglise manifeste une attention particulière pour les croyants musulmans, étant donné leur foi au Dieu unique, leur sens de la prière et leur estime de la vie morale (Cf. ibid., n. 3). Elle souhaite « promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix, la liberté» (Ibid.).

4. Le dialogue entre chrétiens et musulmans est aujourd’hui plus nécessaire que jamais. Il découle de notre fidélité envers Dieu et suppose que nous sachions reconnaître Dieu par la foi et témoigner de lui par la parole et l’action dans un monde toujours plus sécularisé et parfois même athée.

Les jeunes peuvent construire un avenir meilleur s’ils mettent d’abord leur foi en Dieu et s’ils s’engagent à édifier ce monde nouveau selon le plan de Dieu, avec sagesse et confiance.

Allons plus avant. Comment considérons-nous la prière des autres croyants ?

Quelle place les croyants tiennent-ils ? « Voici quarante ans…que, pour la première fois, j’ai vu des hommes prier autrement que mes pères. J’avais cinq ans, et je découvrais l’Algérie pour un premier séjour de trois ans. Je garde une profonde reconnaissance à ma mère qui nous a appris ; à mes frères et à moi, le respect de la droiture et des attitudes de cette prière musulmane. « Ils prient Dieu, disait ma mère ». Ainsi j’ai toujours su que le Dieu de l’islam et le Dieu de Jésus-Christ ne font pas nombre ». Tel est le langage de l’Eglise, de Grégoire VII (1076) à Jean-Paul II, qui s’exprimait ainsi au Nigeria en 1982 : « Tous, chrétiens et musulmans, nous vivons sous le soleil de l’Unique Dieu de MISERICORDE. Les uns et les autres, nous croyons au Dieu UNIQUE, créateur de l’homme…Nous adorons Dieu et professons une totale soumission à son égard. Nous pouvons donc, au vrai sens du terme, nous appeler frères et sœurs dans la foi au Dieu UNIQUE ». Nous pouvons noter que Grégoire VII, dans sa lettre de remerciement à l’émir de Mauritanie qui veut traiter les chrétiens avec bienveillance, relie cette attitude à la foi en Dieu : « Cette charité, à l’évidence, vous et nous, nous nous la devons plus expressément qu’aux autres nations, puisque nous reconnaissons et confessons, de façon il est vrai différente, le Dieu unique, que chaque jour nous louons et vénérons comme créateur des siècles et maître de ce monde. Car, ainsi que le dit l’Apôtre, “c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux n’a fait qu’un peuple“. »


Dans le monastère de Tibhirine, les moines avaient prêté une salle aux musulmans pour leur prière ; ainsi dans la clôture du monastère, cohabitaient une Eglise et une Mosquée. « La louange monastique et la prière musulmane ont une parenté spirituelle que je veux apprendre à célébrer davantage, sous le regard de Celui-là qui, Seul, appelle à la prière, et qui nous demande, sans doute mystérieusement, d’être ensemble le sel de la terre. De plus, certaines valeurs religieuses de l’islam sont un stimulant indéniable pour le moine, dans la ligne même de sa vocation. Il en est ainsi du don de soi à l’Absolu de Dieu, de la prière régulière, du jeûne, de la conversion du cœur, de la confiance en la providence, de l’hospitalité…En tout cela, m’efforcer de reconnaître l’ESPRIT DE SAINTETE dont nul ne sait d’où il vient ni où il va… ». « Ainsi je voyais bien dès l’abord, poursuit Christian de Chergé, qu’une vocation de contemplatif aurait à s’exprimer ici comme une fidélité exigeante au Christ des Evangiles attentif à découvrir des signes du Royaume et l’action de l’Esprit en dehors des limites visibles du peuple choisi… Vivait en moi le souvenir des valeurs évangéliques nourries de la foi musulmane ».

La prière chrétienne est par nature interreligieuse. Impossible de prier sans les autres priants ; je suis dans une dimension de prière large. « Notre Père »… Notre, c’est qui ? Il ne limite pas ce « Notre », nous sommes ici dans l’esprit de la rencontre d’Assise ! La prière chrétienne n’est pas à côté de celle des autres ; désormais on prie « avec ». La liturgie chrétienne doit inclure beaucoup plus les autres ! Nous disons bien, « pour nous et pour la multitude » ! La fonction sacerdotale doit être ouverte à la dimension interreligieuse, elle doit être sacramentelle, avec de la place pour les autres croyants. La Messe, c’est la célébration de l’Eucharistie, et le sacrifice est le cœur de l’Eucharistie, l’Echange admirable du Christ qui se donne à nous pour que nous nous donnions à Lui.

Tout cela n’est pas une théorie, mais le fruit d’une expérience incarnée. Ainsi, fr Christian a vécu une expérience fondatrice : alors qu’il est militaire en terre d’Algérie, il se lie d’amitié avec le garde-champêtre Mohammed et ils parlent de leur foi. Mohammed a vécu l’Eucharistie et cela a conduit Christian de Chergé au don de lui-même.

Le martyre est la fonction prophétique, le témoignage ! (et pas la « proposition de la foi » !..).
Et dans les martyrs il y a aussi Mohammed, le martyr de l’amour. La fonction prophétique est donc aussi ailleurs que chez les chrétiens.

Un jour où ils étaient ensemble, Christian de Chergé fut menacé. Son ami s’interposa. Quelques jours plus tard, c’était lui qu’on assassinait.
« …il m’a été donné de rencontrer un homme mûr et profondément religieux qui a libéré ma foi en lui apprenant à s’exprimer, au fil du quotidien difficile, comme une réponse de simplicité, d’ouverture et d’abandon à Dieu. Notre dialogue était celui d’une amitié paisible et confiante qui avait la volonté de Dieu pour horizon, par-dessus la mêlée. Cet homme illettré ne se payait pas de mots. Incapable de trahir les unes pour les autres, ses frères ou ses amis, c’est sa vie qu’il mettait en jeu malgré la charge de ses dix enfants. Il devait concrètement exprimer  ce don en cherchant à protéger, dans un accrochage avec ses frères, un ami plus exposé que lui. Se sachant menacé, il avait accepté ma pauvre promesse de « prier pour lui ». Il avait simplement commenté : «  Je sais que tu prieras pour moi…Mais, vois, les chrétiens ne savent pas prier… ». J’ai perçu cette remarque comme un reproche adressé à une Eglise qui ne se présentait pas alors, du moins lisiblement, comme une communauté de prière ».

Mohammed va être assassiné au bord de son puits. Christian écrira : « Dans le sang de cet ami j’ai su que mon appel à suivre le Christ devrait trouver à se vivre, tôt ou tard, dans le pays même où m’avait été donné ce gage de l’amour le plus grand. J’ai su, de même coup que cette consécration de ma vie devait passer par une prière en commun pour être vraiment témoignage d’Eglise ».

Il reçoit sa vocation d’un musulman, Mohammed, qui a donné sa vie pour lui et sa vocation va être profondément eucharistique. L’eucharistie, c’est recevoir sa vie du Christ. Pour lui, Mohammed a donné sa vie comme le Christ et « chaque eucharistie [le lui] rend infiniment présent dans la réalité du Corps de gloire ». Christian le dit explicitement : « Mohammed a donné sa vie comme le Christ ». Dans son homélie de 1993, on ne sait pas s’il parle de Mohammed ou du Christ, il y a surimpression du Christ et de Mohammed. Le martyre de l’amour, martyre chrétien par excellence puisque c’est le geste même du Christ, est tellement martyre chrétien qu’il peut être vécu par beaucoup.

Marcher à la suite de Jésus, c’est mener un combat semblable au sien, souligne Pierre Claverie, c’est donner sa vie pour que d’autres vivent. Pierre est l’évêque, présenté par l’Eglise comme premier de cordée du groupe des nouveaux Bienheureux. À la fin d’une retraite sur l’eucharistie, en 1981, il avait fait déjà une courte allusion à la parabole que Jésus prononça durant les jours qui précédèrent sa mort : (Jean 12, 24).

 

Mgr Pierre Claverie
Ancien évêque d'Oran

Pour moi, commenta alors Pierre Claverie, la parabole du grain de blé qui meurt est l’axe central de ma vie chrétienne.

L’affirmer est une chose; se préparer à le vivre en est une autre : c’est ce qu’il doit affronter à partir de 1990, lorsque les Algériens sont victimes de la violence par milliers. Vivre la vocation de disciple prend alors un sens particulier
À la suite de Jésus, nous sommes envoyés pour être des serviteurs de la Bonne Nouvelle de réconciliation entre Dieu et toute l’humanité. Ce ministère ne nous pose pas en intermédiaires entre Dieu et l’humanité, mais il fait de nous des médiateurs, tout entiers à Dieu et tout entiers au monde, placés avec Jésus là où se joignent l’histoire et le Règne de Dieu. Or ce lieu est une Croix…
Quiconque veut être disciple de Jésus est donc amené, à son tour, à se situer sur des lignes de fracture. La croix est au centre de cette mission. Jésus est mort écartelé entre ciel et terre, bras étendus pour rassembler les enfants de Dieu dispersés par le péché qui les sépare, les isole et les dresse les uns contre les autres et contre Dieu même. Il s’est mis sur les lignes de fracture nées de ce péché. Déséquilibres et ruptures dans les corps, les cœurs, les esprits, les relations humaines et sociales ont trouvé en lui guérison et réconciliation car il les prenait sur lui-même. Il place ses disciples sur ces mêmes lignes de fracture avec la même mission de guérison et de réconciliations.
Une des conséquences de cette posture de Jésus qui se met sur les lignes de fracture, c’est de refuser d’exclure quiconque. Pierre Claverie s’en explique devant les Petites Sœurs de Jésus au cours de l’été 1995 :

On est dans un lieu de cassure en Algérie: entre musulmans, entre musulmans et le reste du monde, entre le Nord et le Sud, entre les riches et les pauvres… Il y a une cassure et un fossé de plus en plus profond entre ce qui est à une heure et quart d’avion et nous. C’est à hurler maintenant, c’est effrayant… Eh bien, justement, c’est la place de l’Église, parce que c’est la place de Jésus… La croix, c’est l’écartèlement de celui qui ne choisit pas un côté ou un autre, parce que s’il est entré en humanité, ce n’est pas pour rejeter une partie de l’humanité. Alors, il est là et il va vers les malades, vers les publicains, vers les pécheurs, vers les prostituées, vers les fous… il va vers tout le monde. Il se met là et il essaie de tenir les deux bouts…

La réconciliation ne peut donc se faire que de manière coûteuse, elle ne peut se faire simplement. Elle peut aussi entraîner, comme pour Jésus, cet écartèlement entre les inconciliables. Ce n’est pas conciliable un islamiste et un kafir (infidèle). Alors, que vais-je choisir? Eh bien, Jésus ne choisit pas. Il dit moi, je vous aime tous et il en meurt.

C’est là le pari chrétien, selon Pierre Claverie : savoir prendre lucidement position sans prendre parti. C’est aussi une forme de crucifixion, ajoute-t-il, parce que ce serait plus facile et moins frustrant, d’une certaine manière, de rentrer dans un camp.

Cette perspective, folie pour les juifs, scandale pour les païens, est difficile à intégrer pour les chrétiens eux-mêmes, et l’Église est souvent tentée d’y échapper en se donnant de bonnes raisons pour cela. Peut-être notre religion est-elle seulement la célébration de la générosité et de l’efficacité de la charité?… Peut-être gardons-nous la Croix en réserve pour orner nos églises ou pour des occasions plus importantes ? Peut-être pensons-nous que nous avons mieux à vivre, autrement et ailleurs que dans la crise présente ? Peut-être… Qui peut savoir ce que croire veut dire au moment des grands choix? Par où la foi en Jésus-Christ a-t-elle saisi notre vie et jusqu’où sommes-nous prêts à aller dans la confiance et dans l’abandon ?

À plusieurs reprises, Pierre Claverie s’élève contre la tentation pour l’Église d’être seulement une multinationale de la charité, une organisation de bienfaisance qui fait du bien mais recule devant le témoignage suprême, qui est de donner sa vie par amour.

Le martyre au sens originel est le témoignage du plus grand amour. Ce n’est pas courir à la mort ou chercher la souffrance pour la souffrance ou se créer des souffrances parce que c’est en versant son sang qu’on se rapproche de Dieu… C’est assumer les difficultés de la vie, assumer les conséquences de ses engagements. C’est ce qui est arrivé à Jésus : il a assumé les conséquences de ses engagements.

Mais assumer les conséquences de ses engagements, ce peut être aussi d’avoir à affronter la mort violente, comme ce fut le cas pour Jésus, qui n’a pas cherché à mourir mais a assumé toutes les conséquences de son engagement. Voici ce que Pierre Claverie écrit à Pâques 1996 : Nous savons maintenant, en Algérie, ce que signifie mourir de mort violente. Avec des dizaines de milliers d’Algériens et d’Algériennes, nous affrontons chaque jour cette menace diffuse qui se précise parfois et se réalise, quelles que soient les précautions prises… Et nous voilà posée la question radicale de la mort et donc du sens de notre vie… Le mystère de Pâques nous oblige à regarder en face la réalité de la mort de Jésus et la nôtre, et à rendre compte de nos raisons de l’affronter…


Ce don peut se vivre de diverses manières, soit comme l’a vécu Jésus, par des prises de position qui ont entraîné sa mort, car on a voulu faire taire sa voix, soit en se donnant dans les petites choses de la vie quotidienne. C’est ce que Pierre Claverie appelait le martyre blanc

Le martyre blanc, c’est ce qu’on essaie de vivre chaque jour, c’est-à-dire ce don de sa vie goutte à goutte dans un regard, une présence, un sourire, une attention, un service, un travail, dans toutes ces choses qui font qu’un peu de la vie qui nous habite est partagée, donnée, livrée. C’est là que la disponibilité et l’abandon tiennent lieu de martyre, d’immolation. Ne pas retenir sa vie.

Être là a, pour lui, un sens éminemment eucharistique, une eucharistie vécue comme une vie qui se donne jusqu’au point de non-retour et pas seulement un mémorial d’un événement passé. L’eucharistie, c’est nous. Ce n’est mémorial que si Jésus accomplit, aujourd’hui, en nous, l’offrande de sa vie.

Nous rejoignons ainsi l’intuition du Pape Paul VI dans sa première Encyclique (Ecclesiam suam) :


L’Eglise a « claire conscience d’une mission qui la dépasse et d’une nouvelle à répandre. C’est l’obligation d’évangéliser. C’est le mandat missionnaire. C’est le devoir d’apostolat… . A propos de cette impulsion intérieure de charité qui tend à se traduire en un don extérieur, Nous emploierons le nom, devenu aujourd’hui usuel, de dialogue.

67 – L’Eglise doit entrer en dialogue avec le monde dans lequel elle vit. L’Eglise se fait parole ; l’Eglise se fait message ; l’Eglise se fait conversation.

71… Dans Notre esprit sont profondément gravées les paroles du Christ que, humblement, mais sans démission, Nous voudrions Nous approprier : « Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour condamner le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui. » (Jn, 3, 17.)

72 – Le colloque paternel et saint, interrompu entre Dieu et l’homme à cause du péché originel, est merveilleusement repris dans le cours de l’histoire. L’histoire du salut raconte précisément ce dialogue long et divers qui part de Dieu et noue avec l’homme une conversation variée et étonnante. C’est dans cette conversation du Christ avec les hommes (cf. Bar., 3, 38) que Dieu laisse comprendre quelque chose de lui-même, le mystère de sa vie, strictement une dans son essence, trine dans les Personnes ; c’est là qu’il dit finalement comment il veut être connu : il est Amour ; et comment il veut être honoré de nous et servi : notre commandement suprême est amour. A un dialogue de ce genre qui se réalise sans cesse intense et plein de confiance, est appelé d’une part l’enfant, d’autre part l’homme initié à la science mystique, dont les puissances de l’âme sont complètement comblées par lui.

74 – Le dialogue du salut fut inauguré spontanément par l’initiative divine : « C’est lui (Dieu) qui nous a aimés le premier » (1 Jn, 4, 19) ; il nous appartiendra de prendre à notre tour l’initiative pour étendre aux hommes ce dialogue, sans attendre d’y être appelés.

75 – Le dialogue du salut est parti de la charité, de la bonté divine : « Dieu a tant aimé le monde qu’il lui a donné son Fils unique » (Jn, 3, 16) ; seul un amour fervent et désintéressé devra susciter le nôtre.

76 – Le dialogue du salut ne se mesura pas aux mérites de ceux à qui il était adressé, ni même aux résultats qu’il aurait obtenus ou qui auraient fait défaut ; « Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin de médecin » (Lc, 5, 31) ; le nôtre aussi doit être sans limites et sans calcul.

Nommé évêque d’Oran, Pierre Claverie dira dans son homélie d’ordination le 2 octobre 1981 : « Mes frères et amis algériens, je vous dois à vous aussi d’être ce que je suis aujourd’hui. Vous aussi vous m’avez accueilli et porté dans votre amitié. Je vous dois d’avoir découvert l’Algérie qui était pourtant mon pays, mais où j’ai vécu en étranger toute ma jeunesse. Avec vous, en apprenant l’arabe, j’ai surtout appris à parler et à comprendre le langage du cœur, celui de l’amitié fraternelle où communient les races et les religions ». Sa ligne est tracée. Il connaît alors un rayonnement pastoral et évangélique sans précédent, se dépense sans compter, ouvert à toute rencontre, donnant des conférences, écrivant toujours dans un grand souci de vérité.

« Le maître mot de ma foi est aujourd’hui le dialogue, non par tactique ou par opportunisme, mais parce que le dialogue est constitutif de la relation de Dieu aux hommes et des hommes entre eux ». Jamais il ne se départira de cette attitude fondamentale. Il fera du dialogue une « vertu » exigeante de vérité, de lucidité, de courage risqué. Ses prises de parole et ce courage le conduiront jusqu’au bout de son respect et de son amour de l’autre. Il meurt assassiné à Oran, le 1er août 1996, mêlant son propre sang avec celui de son fidèle chauffeur Mohammed dont il avait confié à un proche : « Tu vois, rien que pour un homme comme Mohammed, ça vaut la peine de rester dans ce pays, même au risque de sa vie. »

La religion peut être le lieu des pires fanatismes, car les hommes habillent du divin leur soif de toute-puissance ou, plus simplement, leur bêtise. Toutes les religions sont sans cesse exposées à devenir des instruments d’oppression et d’aliénation. Ne laissons pas l’Esprit étouffé par la lettre. Nous pouvons lutter contre ces dénaturations de la foi, la nôtre comme celle des autres, en maintenant le dialogue malgré les remous de surface et les apparents durcissements. Le dialogue est une œuvre sans cesse à reprendre : lui seul nous permet de désarmer le fanatisme, en nous et chez l’autre.

(Homélie du 9 octobre 1981, cathédrale d’Oran, citée d’après le texte de Pierre & Mohamed).

L’amour va jusqu’à la Croix pour réunir ceux qui s’opposent. Les bras d’un Dieu crucifié ne se refermeront jamais. Le Concile Vatican II, dans sa Constitution Gaudium et Spes sur l’Eglise dans le monde de ce temps, veut manifester cette proximité que Dieu a de toujours voulu vivre avec sa créature :

1. Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur.

22. En réalité, le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. Adam, en effet, le premier homme, était la figure de celui qui devait venir, le Christ Seigneur. Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation.

24… il y a une certaine ressemblance entre l’union des personnes divines et celle des fils de Dieu dans la vérité et dans l’amour. Cette ressemblance montre bien que l’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même

Nous pouvons encore évoquer le discours de clôture prononcé par le Pape Paul VI le 7 décembre 1965 au terme du Concile Vatican II :
L’Église du Concile, il est vrai, ne s’est pas contentée de réfléchir sur sa propre nature et sur les rapports qui l’unissent à Dieu : elle s’est aussi beaucoup occupée de l’homme, de l’homme tel qu’en réalité il se présente à notre époque : l’homme vivant, l’homme tout entier occupé de soi, l’homme qui se fait non seulement le centre de tout ce qui l’intéresse, mais qui ose se prétendre le principe et la raison dernière de toute réalité. Tout l’homme phénoménal, comme on dit de nos jours, c’est-à-dire avec le revêtement de ses innombrables apparences, s’est comme dressé devant l’Assemblée des Pères conciliaires, des hommes, eux aussi, tous pasteurs et frères, attentifs donc et aimants : l’homme tragique victime de ses propres drames, l’homme qui, hier et aujourd’hui, cherche à se mettre au-dessus des autres, et qui, à cause de cela, est toujours fragile et faux, égoïste et féroce; puis l’homme insatisfait de soi, qui rit et qui pleure.; l’homme versatile, prêt à jouer n’importe quel rôle, et l’homme raide. qui ne croit qu’à la seule réalité scientifique; l’homme tel qu’Il est, qui pense, qui aime, qui travaille, qui attend toujours quelque chose, «l’enfant qui grandit» (Gen., 49, 22), et l’homme qu’on doit considérer avec une certaine vénération à cause de l’innocence de son enfance, le mystère de sa pauvreté et sa douleur pitoyable ; l’homme individualiste et l’homme social ; l’homme, « qui loue le temps passé » et l’homme qui rêve à l’avenir ; l’homme pécheur et l’homme saint.; et ainsi de suite.

L’humanisme laïque et profane enfin est apparu dans sa terrible stature et a, en un certain sens, défié le Concile. La religion du Dieu qui s’est fait homme s’est rencontrée avec la religion (car c’en est une) de l’homme qui se fait Dieu.
Qu’est-il arrivé ? Un choc, une lutte, un anathème ? Cela pouvait arriver ; mais cela n’a pas eu lieu. La vieille histoire du bon Samaritain a été le modèle et la règle de la spiritualité du Concile. Une sympathie sans bornes pour les hommes l’a envahi tout entier. La découverte et l’étude des besoins humains (et ils sont d’autant plus grands que le fils de la terre se fait plus grand), a absorbé l’attention de notre Synode.

Reconnaissez-lui au moins ce mérite, vous, humanistes modernes, qui renoncez à la transcendance des choses suprêmes, et sachez reconnaître notre nouvel humanisme : nous aussi, nous plus que quiconque, nous avons le culte de l’homme.

Cet homme n’est pas une idole, mais une créature qui s’épanouit au soleil de l’amour, dans la joie et l’effort de la rencontre. Or, c’est la femme qui témoigne de la rencontre originelle, offerte à l’homme pour lui apprendre à exister, non plus centré sur lui-même, mais en relation, à l’image d’un Dieu Trinité. Dans l’Encyclique Ecclesiam suam, Paul VI peut reconnaître ainsi en la Vierge Marie, la merveille de l’humanité véritable

59 – Cet idéal fascinant d’un christianisme plénier, humblement et profondément vécu, ramène Notre pensée vers la Vierge Marie, qui l’accueillit avec une fidélité merveilleuse ; bien plus, qui l’a vécu dans son existence terrestre et qui maintenant, au ciel, en goûte tout l’éclat et le bonheur… Nous sommes heureux d’admirer dans la Sainte Vierge, Mère du Christ et donc Mère de Dieu et notre Mère, le type de la perfection chrétienne, le miroir des vertus pures de tout alliage, la merveille de l’humanité véritable. Le culte de Marie est, à Notre sens, une source d’enseignements évangéliques ; lors de Notre pèlerinage en Terre sainte, c’est d’elle, la bienheureuse, la très douce, la très humble, l’immaculée, que Nous avons voulu recevoir les leçons de l’authenticité chrétienne, d’elle qui eut le privilège de présenter au Verbe de Dieu l’offrande de la réalité humaine et charnelle dans la beauté de son innocence première. Et c’est encore vers Notre-Dame, comme vers une éducatrice pleine d’affection, que Nous tournons Nos regards suppliants, tandis que Nous Nous entretenons avec vous, vénérables frères, de la régénération spirituelle et morale à promouvoir dans la vie de l’Eglise.

Il s’agit donc de partager la vie que Marie a su la première accueillir en son sein, la vie même de Dieu qui seul peut convenir à l’homme. L’Evangile, c’est la vie de Dieu Amour, de Dieu Trinité. Telle est la foi qui nous anime, la mission qui nous est confiée. Rappelons-nous l’exhortation de Paul VI, dix ans après le Concile :

Gardons donc la ferveur de l’esprit. Gardons la douce et réconfortante joie d’évangéliser, même lorsque c’est dans les larmes qu’il faut semer. Que ce soit pour nous — comme pour Jean-Baptiste, pour Pierre et Paul, pour les autres Apôtres, pour une multitude d’admirables évangélisateurs tout au long de l’histoire de l’Eglise — un élan intérieur que personne ni rien ne saurait éteindre. Que ce soit la grande joie de nos vies données. Et que le monde de notre temps qui cherche, tantôt dans l’angoisse, tantôt dans l’espérance, puisse recevoir la Bonne Nouvelle, non d’évangélisateurs tristes et découragés, impatients ou anxieux, mais de ministres de l’Evangile dont la vie rayonne de ferveur, qui ont les premiers reçu en eux la joie du Christ, et qui acceptent de jouer leur vie pour que le Royaume soit annoncé et l’Eglise implantée au cœur du monde.

Tel est le vœu que Nous nous réjouissons de déposer entre les mains et dans le cœur de la Très Sainte Vierge Marie, l’Immaculée, en ce jour qui lui est spécialement consacré, au dixième anniversaire de la clôture du Concile Vatican II. Au matin de la Pentecôte, elle a présidé dans la prière au début de l’évangélisation sous l’action de l’Esprit Saint : qu’elle soit l’Etoile de l’évangélisation toujours renouvelée que l’Eglise, docile au mandat de son Seigneur, doit promouvoir et accomplir, surtout en ces temps à la fois difficiles et pleins d’espoir!

Lourdes, le 8 décembre 2018